Vulnérabilité et dépendance

Publié le 4 février 2024 à 10:10

La vulnérabilité

L’adjectif « vulnérable » désigne une personne qui peut être facilement attaquée. Les personnes avec une déficience intellectuelle ont peu de possibilités pour se défendre, comprendre les enjeux d’une situation, dire non.  Elles sont nombreuses à avoir été abusées, spoliées, maltraitées.

Selon Roger Salbreux[1], pédopsychiatre, la violence en institution a été longtemps cachée, comme celle des parents à l’encontre de leurs enfants, car il était inenvisageable que des parents ou des institutions par nature protecteurs puissent accomplir des actes en totale contradiction avec leur mission première.

Depuis les années 1960, les sévices et les négligences envers les enfants ont été reconnus et ont fait l’objet de beaucoup d’ouvrages, mais il a fallu attendre les années 1970 pour que les abus sexuels soient dénoncés et beaucoup plus tardivement pour qu’on prenne conscience de la violence faite aux bébés, aux personnes handicapées ou aux personnes âgées. L’actualité en témoigne encore.

Cette vulnérabilité place les personnes dans une dépendance qui peut induire un statut de dominé, car elles ont peu de moyens pour argumenter leur refus et faire valoir leurs droits. Hormis peut-être, celui de se mettre en colère, de passer par l’acte puisqu’elles ne peuvent passer par la parole, entourage et professionnels décrétant alors un peu vite qu’elles sont en proie à des troubles du comportement.

Cette vulnérabilité et cette dépendance considérées habituellement comme les attributs de l’enfance, peuvent cacher l’adulte chez la personne avec un handicap mental. Cela se révèle quand on s’adresse à ces personnes d’un ton condescendant, avec une familiarité qu’on ne se permettrait pas avec un adulte ordinaire, qu’on décide à leur place, qu’on les réprimande.

La personne avec une déficience intellectuelle peut se soumettre à ce regard infantilisant, car elle ressent le besoin d’être protégée et rassurée. Cette vision dévalorisante déclenche des comportements infantiles qui eux-mêmes confortent l’entourage dans le bien-fondé de ce regard dépréciatif, figeant la personne avec un handicap mental dans une situation sans issue. Même si elle peut entrer en conflit avec son entourage, son besoin d’aide lui fera craindre un risque de rupture ou d’abandon.

Dans notre pratique nous avons observé lors d’entretiens, que les personnes avec une déficience

intellectuelle cherchent l’acquiescement de leur interlocuteur et donnent des réponses qu’elles

supposent attendues. Cela rend difficile la recherche de leur opinion et demande beaucoup de

précautions dans la conduite de l’entretien. Diane Bedoin et Régine Scelles notent que : « Lors d’un

entretien, la personne DI (déficiente intellectuelle) peut également avoir des difficultés à formuler sa

pensée, à trouver les mots qui en rendent compte et à structurer ses phrases. En effet, le manque de vocabulaire rend complexe l’expression de nuances de la pensée. Pour remédier à cela, les personnes DI peuvent formuler une idée, une parole pour “donner le change” et ne pas dire qu’elles ne savent pas ou que c’est trop difficile à dire[2].»

La dépendance

Une des conséquences majeures de la vulnérabilité c’est la dépendance à une aide extérieure pour pouvoir vivre et exister.      

Selon Albert Memmi, la dépendance met en relation : « […] deux partenaires et un objet. Nous les

nommerons successivement : le dépendant, le pourvoyeur et l’objet de pourvoyance. Et il sera toujours instructif de se poser les trois questions : Qui est dépendant ? De qui ? Et de quoi [3]?». Dans les situationsde handicap mental, l’objet de pourvoyance sera l’aide dont la personne a besoin pour vivre et exister ; le pourvoyeur, la personne qui fournit cette aide, professionnel, aidant familial, pair aidant.

Pour Albert Memmi : « la dépendance est toujours au service d’un besoin. Ses deux traits principaux, contrainte et plaisir, se retrouvent dans le besoin[4] », le besoin étant « un état de tension interne, inné ou acquis, qui exige une satisfaction spécifique, fût-elle substitutive[5]. » Le rapport dans lequel sont pris dépendant et pourvoyeur forme un duo dont chaque partenaire est influencé par l’agencement de la relation[6].

Pour Marcel Nuss : « Le fait d’avoir besoin d’être accompagné implique explicitement une notion de

contrainte physique et/ou mentale. Cela ne signifie pas pour autant que je sois dépendant de mes

accompagnants, du moins tant que je garde mon libre arbitre. Tant que j’ai mes facultés intellectuelles, que je suis responsable de mes actes. On peut me laisser ̏crever̋, mais on ne pourra jamais penser à ma place, par exemple. Toute idée de dépendance à est imprégnée d’une aura d’assujettissement implicite : ̏ Puisque tu dépends de moi, tu m’es redevable d’une certaine gratitude, et j’ai un droit de regard sur toi ̋, donc un pouvoir plus ou moins tacite sur toi[7]. »

La dépendance commence quand la personne ne peut ni décider par elle-même ni dire non ; la

maltraitance débute quand l’accompagnant ne recherche ni l’avis ni le consentement de la personne.

Une des caractéristiques de la dépendance, c’est l’attente. On attend la disponibilité ou le bon vouloir de l’accompagnant, pourvoyeur d’aide. Dans le cas du polyhandicap, la personne vivant en

établissement devra beaucoup patienter avant le moment du repas, du bain, ou pour aller aux

toilettes, car il n’y aura pas toujours quelqu’un de disponible quand elle en ressentira le besoin. Dans un foyer d’hébergement où les personnes se prennent plus en charge, l’attente est liée à la disponibilité des professionnels pour les emmener faire des courses, honorer un rendez-vous, participer à un évènement extérieur. L’organisation d’un établissement pèse beaucoup sur les possibilités qu’ont les personnes de construire des liens avec leur environnement.

À l’heure où les personnes avec un handicap sont considérées comme incluses de

plein droit dans la société, que leurs besoins et leurs attentes sont censés être pris en compte, la

lourdeur du fonctionnement d’une institution, les résistances de la société, le manque de

détermination et d’engagement des accompagnants participent à accentuer le sentiment de

dépendance.

Dans certains établissements les personnes ne peuvent pas participer à une conférence, un repas,

auxquels elles sont invitées ou pratiquer un sport, car les horaires sont trop tardifs. Même si d’autres

institutions se« flexibilisent [8]» pour accompagner en dehors des horaires habituels de service, cela

comporte un caractère exceptionnel et demeure tributaire de l’initiative et de la souplesse d’adaptation des professionnels. Mais c’est aussi le milieu « ordinaire » qui fait obstacle.

 

[1] Roger Salbreux, « Du handicap à la maltraitance, en institution comme en famille », in S. Korff-Sausse (sous la direction), La vie psychique des personnes handicapées, Toulouse, éditions érès, 2012, p. 175 à 196.

[2]Diane Bedoin, Régine Scelles, S’exprimer et se faire comprendre-Entretiens en situation de Handicap, Érès, 2015, p.75.

[3] Albert Memmi, La dépendance, Gallimard, 2005,  p. 36.

[4] Ibid., p. 102.

[5] Ibid., p. 108.

[6] Ibid., p. 39.

[7] Marcel Nuss, La présence à l’autre, Dunod, 2014, p. 61.

[8] Charles Gardou, La société inclusive, parlons-en !  Érès, 2012.

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